Scène de crime(s)

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Comme tout individu lambda, le magistrat, notamment pénaliste, aime le sanguinolent. Tous les êtres humains ont cette petite perversité qui nous fait ralentir sur l’autoroute pour mieux regarder un accident : qui sait, je verrai peut-être un cadavre?

Alors, quand je suis de permanence et que le téléphone sonne un peu tard dans la soirée ou dans la nuit, j’espère toujours secrètement, presque honteusement, qu’il s’agisse d’une scène de crime. Quitte à être dérangé, autant que ce soit hors du commun.

Ce dimanche soir de septembre, j’allais être servi.

***

Jeannine a 65 ans. Elle vit avec Herbert, son époux depuis 40 ans. Ils ont eu trois enfants, deux filles et un fils, qui lui ont donné en tout six petits enfants qui font son bonheur.

Femme au foyer, elle n’a pas travaillé, profitant des revenus d’Herbert, chef d’entreprise respecté dans le bâtiment. Une belle réussite : maison cossue à Leausse-en-Gelesse, petit village sans histoire à 20 minutes de Bouseland, un Range Rover, deux superbes épagneuls et une belle collection d’armes. Jeannine et Herbert ont une grande passion : la chasse. Ils dirigent d’ailleurs une société de chasse dont Jeannine gère l’aspect financier et administratif.

De l’avis de tous leurs amis, voisins, associés, c’est un couple solide, qui s’aime. L’étiquette est parfaite.

Quelques ombres au tableau cependant : Herbert a revendu depuis peu son entreprise et traîne à la maison. Il a toujours eu un penchant pour l’alcool mais depuis la retraite, ça s’amplifie.

Jeannine décide donc de passer plus de temps chez ses filles, et d’aider son fils aîné, Pierre, qui a hérité de son père le goût pour le scotch, mais bon marché, qu’il trouve au huit-à-huit du village. Il a des ennuis avec la justice depuis qu’il a menacé son voisin avec une arme. Il a perdu son boulot aussi, a divorcé et voit de moins en moins son fils, âgé de 10 ans, à qui il fait de plus en plus peur. Pourtant, dans sa maison vide, sale, qui sent le tabac et l’alcool, un seul endroit est propre, rangé et soigné : la chambre du petit. Les rares photos au mur et sur la cheminée rappellent les temps heureux avec le fiston, mais c’est déjà bien loin et Pierre, ce soir de septembre, boit encore en pensant à Thomas, qui n’a pas voulu venir passer le mois d’août chez lui…

Pierre a sombré de plus en plus dans l’alcool, un peu comme son père. Faut dire que celui-ci l’a élevé à la dure : coups de ceintures comme mode normal de résolution des conflits familiaux, ça laisse des traces, au propre comme au figuré. Bien qu’il se soit juré de ne jamais devenir comme lui, Pierre a lui aussi développé un éthylisme chronique et une certaine appétence pour les sanctions physiques sur les enfants qui ne comprennent pas qu’on ne répond pas au pater dominus. Maintenant, il est seul, dans sa belle maison dont les traites mensuelles lui coûtent plus chère que ses indemnités chômages. Comme il fait la gueule à son père, il ne bénéficie plus de son appui financier. Jeannine l’aide comme elle peut en lui apportant à manger, et en lui faisant le ménage et les lessives de temps en temps.

Jeannine ne voit pas beaucoup ses filles non plus. Elles ne viennent plus à la maison. Déjà, depuis des années, Françoise et Isabelle ne venaient qu’à Noël et à Pâques manger le gigot d’agneau piqué à l’ail que leur mère sait si bien cuire. Le reste du temps, elles évitaient Herbert, et ne venaient que lorsqu’il était à la chasse ou à l’entreprise. Elles avaient développé la manie de le fuir le jour où il s’était entiché de parfaire leur éducation sexuelle très personnellement. Personne n’en parlait, mais tous savaient. Quelle déception cela avait été pour Herbert lorsque Jeannine, tentant de protéger les filles, leur avait trouvé un internat à Boué-Nozère. Mais Herbert se rattraperait le week-end, pour sûr. Pierre, qui ne vivait plus à la maison, ne pouvait rien pour ses sœurs, ni pour sa mère qui restait seule la semaine avec Herbert, qui lui en voulait de lui avoir retiré ses « princesses« .

Jeannine ne parle jamais de tout ça. Un jour, elle avait voulu s’opposer à Herbert. Bien mal lui en a prit! Il lui pocha un œil pour une semaine d’un revers de sa main qui porte sa chevalière. Puant l’alcool, bavant de rage, il lui avait dit de fermer sa gueule. Il avait pris un de ses fusils, l’avait menacée avec et lui avait expliqué qu’il savait vider un cochon, et qu’il saurait donc vider une cochonne… Elle avait appris la leçon, et n’avait plus jamais osé lui tenir tête, sans que cela ne lui ait évité d’autres coups.

***

Ce soir de septembre, Herbert est bourré. Il profite sur sa terrasse des derniers rayons de soleil de cette belle journée et commande à sa bonne femme un autre verre de scotch. Elle ne va pas assez vite et il le lui fait remarquer. Habillé d’un jogging absolument affreux en parfaite harmonie avec ses mocassins en cuir sans âge, il insulte copieusement sa femme qui a passé la journée à l’extérieur, chez Françoise.

Jeannine, après lui avoir servi son verre, retourne dans la maison. Dans la chambre, elle se saisit d’un des fusils de son mari, un fusil à pompe qu’elle a préparé, chargé, et armé. Ressortant, elle se présente sur le pallier de la porte. Son ivrogne de mari lui tourne le dos, maugréant de façon incompréhensible. Seuls des quelques « conne« , ou « salope » sont audibles.

Sans un mot, sans qu’Herbert ne s’en rende compte, elle pointe le fusil vers lui.

PAN

Herbert est touché au dos. Il ressent une vive douleur irradiant tout son corps et tombe de sa chaise. Il a un mal terrible à respirer et cherche à se relever. Bordel de merde! Il ahane, cherche ses repères, tente de comprendre ce qu’il se passe. Bon Dieu que ça fait mal! Pas le temps :

PAN

Sans un mot Jeannine a fait claquer le fusil et a fait feu, encore. Cette fois, Herbert ne sent plus rien : le tir lui a arraché la moitié de la tête. Sa cervelle s’est dispersée hors de son crâne et s’est éparpillée un peu partout. Le verre de scotch, inachevé, a changé de couleur lorsque de la matière blanche est tombé dedans. La magnifique terrasse, pavée de pierres de Bourgogne, est foutue.

PAN

Jeannine ne sait pas si Herbert est bien mort, alors elle tire une troisième fois, dans la poitrine. Il ne bouge plus. C’est fini? Elle repose le fusil dans la chambre. Puis, elle saisit son téléphone et compose le 17 :

– Gendarmerie nationale?

– Allô? J’appelle parce que je viens de tirer sur mon mari… Je crois qu’il est mort.

***

– Allô?

– Monsieur Proquito? Bonjour, Major Daume de la brigade de Champs-Gaille à l’appareil. Je vous appelle pour vous aviser du placement en garde à vue à 20h00 de Jeannine Tûûûût, pour homicide volontaire sur son mari Herbert Tûûûût.

***

Je suis paumé. Je cherche cette satanée scène de crime, qui – comme souvent – n’est pas connue de mon GPS (surtout à cause du GPS qui n’est pas à jour, malgré de nombreuses… mises à jour). Il fait nuit et je tourne en rond pensant bêtement tomber au bon endroit. Je me laisse guider par ce que je crois être des gyrophares. Raté, ce n’est qu’un tracteur qui laboure en nocturne. Ou un truc dans le genre. Je décide donc de me rendre sur la place de l’église du village et j’appelle le capitaine de la compagnie de gendarmerie. Il m’envoie un gendarme pour me guider.

J’arrive enfin sur les lieux : une belle maison, des dizaines de gendarmes, quelques curieux en robe de chambre et deux femmes, qui pleurent dans les bras de leurs maris.

Un beau bazar règne : la pluie commence à tomber. Ça fait fuir les badauds au moins. Le maire de la commune – qui s’est senti obligé de prévenir les filles du couple sans qu’on ne lui demande rien – a emprunté au comité des fêtes un barnum pour protéger la scène de l’eau. Les Who ne chantent pas leurs tubes en fond sonore. On est loin, très loin des « experts » : ici c’est pas Manhattan, Miami ni Las Vegas. C’est Leausse-en-Gelesse. Sous les projecteurs installés par les gendarmes, me voilà aidant à monter un barnum de fortune, sous la pluie, avec des gendarmes tout étonnés de voir le substitut de permanence les aider. La vérité, c’est que tant que le légiste n’est pas là, on s’ennuie beaucoup. Alors autant participer aux opérations en l’attendant.

Ah ah ah. Tout le monde rigole : on a monté le barnum devant la maison. Il tient bien. Mais maintenant on doit passer le portail électrique ultra-moderne dont personne n’a trouvé le moyen d’ouvrir. Herbert aimait le high-tech… Alors on soulève le barnum et on le passe par-dessus le portail. Youpi, on y est.

Les techniciens en investigations criminelles (TIC) me balancent des sur-chaussures. Je suis superbe. Je découvre la terrasse, les gerbes de sang, la grosse flaque, le corps sous le drap. Le directeur d’enquête me fait le topo sur l’interpellation de Jeannine. Elle est à l’hôpital, en état de choc, en train d’être examinée. Elle a demandé des nouvelles de son mari et on a dû lui répéter trois fois qu’il était mort. Enfin, pas officiellement : ça, c’est le légiste qui le confirmera. Mais de ce que je vois, il semble bien qu’elle ne l’ait pas loupé.

Les TIC s’activent : pose des repères numérotés, de photographies, placement sous scellés des cartouches, du fusil, mesures. Tous ces éléments seront utiles pour l’enquête et la future reconstitution.

Ah, la légiste arrive. Elle confirme qu’il est bien mort, et me demande en souriant :

J’imagine que vous vous doutez des causes de la mort?

J’ai ma petite idée mais j’ai peur de dire une connerie

Ah ah ah. Tout le monde rigole.

La légiste est, comme les TIC, vêtue d’une combinaison blanche en plastique, de sur-chaussures, d’un masque et d’une charlotte.On est encore loin de Miami avec sa légiste blonde peroxydée, en talons-aiguille et sortant directement de fashion-tv. Elle ne ressemble à rien, mais au moins ne dit pas de connerie du genre : « la victime est décédée il y a exactement 2h52 car la température de son foie est de 30° et que des phytoplanctons qu’on ne trouve qu’en Asie du Sud-Est commencent à pousser sous ses aisselles« . Non. En vrai, le légiste fait des hypothèses, se méfie des évidences et surtout se garde bien d’avancer des conclusions avant l’autopsie. Mais bon ce soir, c’est plutôt clair pour tout le monde, et on a en plus des aveux. Reste à comprendre pourquoi, et ça on le saura bientôt.

Le directeur d’enquête m’entretient à propos des filles de Jeannine : elles s’inquiètent pour Pierre, qui pourrait mal réagir à la nouvelle. Il est donc décidé d’aller à sa rencontre. Les filles sont prises en charge par les gendarmes pour les emmener à la brigade et recueillir leur témoignage.

Quelques instants plus tard, alors qu’on se demande quoi faire des chiens enfermés dans le garage et qui hurlent à la mort, on apprend que l’un des gendres de Jeannine est allé chez Pierre… Qui s’est pendu… L’affaire se complique un peu. Voilà, pourquoi il ne répondait pas au téléphone.

Les interrogations fusent : et si en fait c’était lui le tireur? Et si c’était le mobile du meurtre?

Je retourne avec la légiste :

– Docteur, j’espère que vous n’aviez pas prévu de rentrer tout de suite?

– Pourquoi?

– Y’a un autre corps à voir

– Fait chier!

***

N’ayant plus rien à faire, je me rends au domicile de Pierre. En fait, je tombe dessus en voulant passer à la brigade, je vois une maison toute éclairée et des véhicules de gendarmerie. Je décide donc d’entrer. Une TIC et un autre gendarme sont déjà sur place. Je monte à la chambre, une odeur épouvantable me prend au nez. La TIC, dans sa combinaison lunaire, s’esclaffe :

– J’suis pas légiste, mais avec cette odeur, je peux vous affirmer que c’est pas lui qui a fait le coup!

Ah ah ah, tout le monde rigole.

– En tout cas ça fait plaisir de vous voir en vrai Monsieur le substitut. C’est vrai, on se parle que quelques fois au téléphone, on voit vos réquisitions, vos emails. Alors ça fait plaisir de vous voir. C’est bien. Je vous voyais plus vieux que ça, comme quoi, me dit-elle tranquillement pendant qu’elle photographie le corps détaché. Vous voyez ça? C’est une TVA.

– Gné?

– Une tâche verte abdominale. C’est clair : votre gars est mort y’a plus d’une journée, donc il était mort avant le meurtre de son père. Enfin, ce sera au légiste de confirmer, mais c’est pas mon premier pendu, ni ma première TVA… A ne pas confondre avec une TTC!

Ah ah ah, tout le monde rigole.

***

Le directeur d’enquête m’appelle : doit-on annoncer la mort de son fils à Jeannine? On réfléchit ensemble. On se dit qu’elle est à l’hôpital, qu’elle y restera sans doute toute la nuit. Un médecin est d’accord pour s’en charger. Vaut mieux le lui dire maintenant que plus tard à la gendarmerie.

De mon côté, je cherche – depuis des heures d’ailleurs – à joindre mon collègue de Big City. A Big City, il y a le pôle de l’instruction. Tous les dossiers criminels incombent au pôle. Je dois donc prévenir mon collègue que le pôle va être saisi et pour qu’il puisse venir aussi sur la scène de crime s’il le souhaite. Pour s’en imprégner, la voir, la sentir, donner des instructions. Mais il ne répond pas. Il finit par me recontacter : son téléphone de permanence était en rade. Il me dit qu’il ne viendra pas, il est déjà trois heures du matin.

Pourquoi un pôle de l’instruction? Après Outreau, que l’on peu résumer ainsi : « affaire de pédophilie dans laquelle des mineurs, traumatisés parce que violés, ont balancé plein de noms qu’on leur suggérait plus ou moins, leur folle de mère confirmait tout au juge d’instruction qui mettait en examen et saisissait le juge des libertés et de la détention qui encabanait ces gens sur réquisitions conformes du procureur et ces détentions étaient systématiquement confirmées par la chambre de l’instruction. A la fin beaucoup ont été acquittés certains sont morts en prison d’autres de chagrin d’autres ont eu leur vie brisée ». Commission parlementaire pendant des mois et le Parlement débat sur les propositions de la commission. On attendait une réforme profonde de la procédure et… PAF : tadaaaaa! On va créer la collégialité de l’information judiciaire. Il y aura trois juges d’instruction et le problème sera réglé. Bon, on laisse de côté le fait qu’il n’y a qu’un seul JLD qui décide ou non d’envoyer en prison, on tape uniquement sur le juge d’instruction et on oublie les autres, on parle pas du manque de moyens pour avoir de véritables expertises psychologiques ou psychiatriques approfondies et dignes de ce nom, mais c’est pas grave. On donne un os à ronger à l’opinion publique et notamment à certains médias qui avaient aussi une part de responsabilité dans le scandale, et puis voilà. Fermez le ban.

Cette réforme de 2007, votée à l’unanimité, n’a bien entendue pas été accompagnée de moyens pour doter ces fameux pôles en juges d’instruction, parquetiers et fonctionnaires supplémentaires. De sorte que, quand Bouseland appelle Big City, cela donne ça :

– Allô, cher collègue, je vous appelle pour un viol et…

– Agression sexuelle vous voulez dire?

– Heu, non, non, un viol. C’est un type qui…

– Non mais attendez, vous êtes certain que vous ne pouvez pas correctionnaliser l’affaire?

Je ne jette pas la pierre aux pôles de l’instruction : on leur a demandé de prendre tous les dossiers criminels d’une ou plusieurs autres juridictions sans leur donner de moyens supplémentaires. Alors souvent, une négociation de marchands de tapis a lieu entre Bouseland et Big city. On correctionnalise, en considérant qu’un viol peut aussi être une agression sexuelle, qu’un vol avec arme c’est aussi un vol avec violences. Mais de fait, se crée une inégalité entre les justiciables : à Bouseland, point de viol. Uniquement des agressions sexuelles.

Mais pour les meurtres, heureusement rares, Big city ne rechigne pas. Surtout quand le dossier s’annonce aussi simple. Bouseland garde le suicide, Big city prend le meurtre. Celui-ci sera instruit par un seul juge, car la collégialité, c’est uniquement un os à ronger. Le juge d’instruction de Bouseland peut enquêter sur du proxénétisme international, des trafics de drogue, des escroqueries, des infractions fiscales, du blanchiment, de la corruption. Mais pas sur le meurtre reconnu par Jeannine.

***

Le lendemain, ma collègue de Big city me demande si je peux accueillir Jeannine au TGI de Bouseland pour que soit procédé à la prolongation de garde à vue par visio-conférence. Parce que Big city, c’est loin.

Je vois enfin Jeannine. J’ai appris par les enquêteurs le contenu de ses auditions, l’horreur qu’a été sa vie. J’ai lu avec effroi les auditions des filles. Toutes les deux refusent de déposer plainte contre leur mère. Toutes les deux ont raconté leur enfance, en larmes. Leurs époux ne savaient rien de ce qu’elles avaient subi.

Alors quand je vois Jeannine arriver, je m’adresse à elle comme s’il s’agissait d’une victime. Je lui explique qu’elle va discuter avec ma collègue de Big city par un terminal. En attendant, je lui demande comment elle va – tout en sachant qu’elle ne va pas bien du tout. Elle m’explique qu’elle ne comprend pas pourquoi on doit prolonger sa garde à vue : elle a tout dit. Maintenant, elle veut aller en prison. Elle s’inquiète surtout pour les obsèques de son fils et ne pas pouvoir y assister. Je lui explique que je ne peux rien pour elle, je ne suis plus en charge du dossier, mais que son avocat pourra solliciter une permission de sortie exceptionnelle auprès du juge d’instruction. Elle finit par me dire :

– Si j’ai fait ça, à mon âge, croyez-bien que j’avais toutes les bonnes raisons du monde…

Le directeur d’enquête me fait aussi part de sa surprise quant à la prolongation de la garde à vue. En fait, c’est surtout que le juge d’instruction de Big city ne peut pas procéder dès aujourd’hui à la présentation de Jeannine. Il est « surbooké« . Il faudra donc attendre demain. Le juge d’instruction de Bouseland, lui était disponible, soit dit en passant… Il aurait fait exactement les mêmes choses, avec les mêmes enquêteurs, les mêmes experts et en suivant la même procédure. Mais non, pour que l’os à ronger dure le plus longtemps possible, il faut jouer la comédie jusqu’au bout, quitte à ce que cela conduise à prolonger une garde à vue sans réelle nécessité.

Aujourd’hui, Jeannine n’a toujours pas été jugée. Elle est toujours incarcérée, depuis environ 9 mois. J’ai classé le suicide de Pierre, dont l’autopsie a démontré qu’il était mort depuis au moins trois jours.

***

Un projet de loi est actuellement en préparation, pour créer une véritable (oui, parce que depuis 2007, on se fout de la gueule du monde) collégialité de l’instruction, mais uniquement pour certains actes, et à la demande des parties : mise en examen, demande d’expertise, renvoi en jugement. Il n’y aura plus de juge d’instruction sauf dans les pôles de l’instruction. Toute enquête nécessitant l’ouverture d’une information judiciaire devra donc échoir à un pôle de l’instruction, même pour les délits. Le JLD restera toujours seul pour décider ou non de priver de liberté un mis en examen, mais à la demande de trois juges d’instruction. Mais ce n’est qu’un détail, on parle juste de liberté là.

Par la même occasion, cette réforme privera d’accès au juge d’instruction des millions de justiciables. Il faut plus d’une heure pour aller à Big City depuis Bouseland. Or, l’accès au juge d’instruction est (était) le moyen pour un justiciable de demander à ce qu’une enquête judiciaire ait lieu lorsque le Ministère public n’entend pas enquêter.

Des déserts judiciaires vont donc être créés, sans anticipation, et sans percevoir l’effet d’aubaine pour certaines formes de délinquance : proxénétisme, trafic de stupéfiants, vols aggravés seront bien plus difficiles à élucider sans juge d’instruction. Car ne nous trompons pas : les négociations de marchands de tapis qui existent aujourd’hui pour un viol existeront au plus fort pour tous les délits. Soit le dossier sera simple et grave, et sera jugé en comparution immédiate, soit il sera compliqué mais pas trop grave et l’enquête pourra être poursuivie sans juge d’instruction. Mais si le dossier est grave ET compliqué, nécessitant donc des détentions provisoires, des écoutes téléphoniques, des perquisitions, des déplacements à l’étranger, il faudra savoir vendre des sorbets à un esquimau pour espérer pouvoir ouvrir une information judiciaire à Big city… La future carte judiciaire : la voilà la scène du crime.

Le Ministère de la Justice reconnaît lui-même qu’il manquera plus de 300 juges d’instruction pour permettre la mise en place efficace de la réforme. Mais vaille que vaille, en janvier 2014, elle sera appliquée. On verra plus tard pour les moyens.

Ah ah ah. Tout le monde rigole?

11 réflexions sur “Scène de crime(s)

  1. Juste une inversion dans les noms, dans la phrase : « Je lui explique qu’elle va discuter avec ma collègue de Bouseland par un terminal. » Si j’ai bien suivi, c’est une collègue de Big-City, puisqu’on est à Bouseland 😉

    À la fin, on rie jaune, comme souvent quand on suit le milieu de la Justice 😮

  2. Bonjour,
    pouvez-vous m’expliquer ce que fait concrètement un procureur sur une scène de crime ? A-t-il de la paperasse à récupérer ( certificat de décès avec OML, autres ?) à signer ou faire signer ? Quels sont ses devoirs et pouvoirs ?
    Est-ce toujours le substitut de permanence qui s’y rend ?
    Et pouvez vous me dire en quoi le fait de vous y rendre est utile pour la suite de l’affaire ? Sachant que vous n’êtes pas forcément celui qui la suivra, me trompé-je ?
    Je vous pris de bien vouloir excuser ma curiosité. Merci d’avance.

    • Bonsoir,

      C’est le magistrat du parquet de permanence qui se rend sur la scène de crime, mais dans les juridictions de grande taille, il pourra s’agir de l’un des magistrats de permanence, puisqu’ils sont plusieurs. La nuit ou le week-end, c’est le magistrat de permanence.

      Lorsque la scène de crime revêt un caractère exceptionnel ou troublant gravement l’ordre public (un enfant disparu dont on retrouve le corps, fusillade, etc) il ne sera pas rare que le Procureur lui-même se déplace, notamment pour gérer l’aspect médiatique de l’affaire.

      Concrètement sur place, nous ne servons pas à grand’chose pour l’enquête. Mais s’agissant de faits graves, pour lesquels des décisions vont devoir entre prises rapidement, il est plus commode d’être sur place pour donner ses instructions et surtout être informé en temps réels, évitant aux enquêteurs des appels successifs alors qu’ils ont beaucoup de tâches à effectuer.

      Second motif de notre présence : être sur place en soutien des enquêteurs afin qu’ils puissent travailler sereinement, à l’abri des sollicitations notamment médiatiques, des autorités locales présentes, des familles, etc.

      Notre présence nous permet aussi de prendre la mesure de la scène de crime, de l’avoir en mémoire. Il n’est pas systématique que le magistrat sur place le jour des faits suive ensuite le dossier, mais c’est une éventualité. Dans tous les cas, il pourra échanger avec son collègue qui le récupèrera et lui donner des informations qui sont toujours utiles à prendre.

      La paperasse est récupérée par les enquêteurs pour leur dossier, nous délivrons parfois des instructions écrites sur place, notamment pour acter la saisine officielle d’un service type SR ou PJ. Les réquisitions au légiste sont faites par voie de télécopie soit avant notre arrivée sur place, soit à notre retour (notamment quand la levée de corps se fait en nocturne).

      • Merci!! Franchement je vous suis très reconnaissant d’avoir pris autant de temps pour répondre à mes multiples questions. J’espère que vous continuerez votre blog qui nous permet de découvrir de votre métier.
        Cordialement.

      • Serait-ce possible de vous posez quelques questions plus précises par mail ? Je ne veux pas vous déranger donc faites comme vous le sentez . Voici mon adresse: lassine.l@hotmail.fr

  3. Etudiante en M1 de pénal, je suis avec assiduité votre blog. À quand un nouvel article ?!
    J’ai hâte !

  4. Bonjour,
    J’ai 14 ans et je suis depuis plusieurs années vraiment intéressée par le métier de juge. Ma famille me décourage souvent en me disant que le concours pour l’entrée a l’école nationale de la magistrature est vraiment dur. Est ce que vous pourrez me faire un résume de votre métier et surtout des études. Merci j’espère que je ne vous dérange pas.

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